Comment peut-on être mathématicien ?
Une proportion importante de gens considère que les mathématiques sont nécessairement ennuyeuses et que rien ne saurait justifier qu'on consacre son temps à les pratiquer une fois l'école quittée, à moins qu'on y soit professionnellement astreint.
Nul n'ignore cependant que des hommes et des femmes choisissent de faire des mathématiques leur métier, voire y consacrent leur vie avec passion. Ils ou elles sont professeurs, chercheurs ou ingénieurs. On les regarde comme d'étranges et improbables créatures et parfois peut-être on soupçonne que leur amour des mathématiques cache quelque anomalie mentale plus ou moins grave, voire un déséquilibre dangereux : l'amour de la rigueur et de ce qu'on croit être la froideur des mathématiques ne s'accompagne-t-il pas obligatoirement d'un dessèchement de la sensibilité et d'une atrophie du goût pour les arts et les choses humaines ? Mais comment peut-on être mathématicien ?
La réponse, je crois, chacun la porte en soi car chacun aime les mathématiques d'une façon ou d'une autre. Les joueurs d'échecs ou de bridge se doutent bien que le plaisir qu'ils tirent des calculs qu'ils mènent dans leur tête est assez proche de celui qu'éprouvent les mathématiciens. C'est vrai, jouer aux cartes, aux dés, aux dominos, ou pratiquer la confrontation par échiquier interposé est une activité mathématique et si vous avez goûté cela, même une seule fois dans votre vie, vous savez ce qu'est le plaisir mathématique. Mais mieux encore, si vous lisez des romans policiers avec délectation ou que les films d'espionnages provoquent votre excitation vous pouvez aussi comprendre ce qu'est la satisfaction d'un mathématicien : le raisonnement (parfois très complexe) les retournements d'intrigues, la recherche des indices et leur mise bout à bout pour élucider ce qui dans un premier temps apparaît comme absurde ou même impossible, est une activité ou forme et sens jouent l'un avec l'autre et se combinent de façon analogue à ce qu'on pratique en mathématiques.
La seule différence entre celui qui aime les jeux, les énigmes policières ou l'intrication des scénarios complexes et le mathématicien est que ce dernier continue à éprouver du plaisir même lorsque le partenaire en face de lui a disparu, lorsque le contexte psychologique ou social du roman ou du film n'est plus présent pour habiller et justifier l'activité de raisonnement et de recherche de combinaisons. Le mathématicien est donc cet être commun que nous avons tous en nous et qui comprend les symboles, les figures géométriques, les raisonnements et les calculs et qui comme enivré de ce plaisir pur cherche à en renouveler l'expérience jour après jour. Pour se procurer des doses de plus en plus forte de cette substance intellectuelle qu'est l'abstraction et le jeu des combinaisons le mathématicien entre alors dans un pays où, il est vrai, il se trouve vite isolé.
Il est malheureux que les mathématiciens le plus souvent ne sachent pas faire partager leur enivrante expérience et que les programmes et méthodes utilisées dans l'enseignement conduisent la majorité des élèves à la conclusion que ça n'est pas drôle ni intéressant. La musique enseignée à l'école produit souvent le même effet et si chacun n'avait rencontré la musique qu'à l'école elle aurait aussi peu d'amateurs que les mathématiques (elle est d'ailleurs comme elles, combinatoire, abstraite, formelle). Le malheur des mathématiques est qu'elles n'offrent pas de seconde chance comme la musique que finalement tout le monde aime car il l'a rencontre chaque jour dans sa vie.
Peut-être qu'une tradition plus développée du divertissement mathématique comme il existe aux États-Unis pourrait remettre les choses en place, et, non pas faire apprécier les mathématiques autant que la musique, mais en tout cas beaucoup plus qu'elles ne sont aimées aujourd'hui. En France, un effort important a été fait ces dernières années dans ce sens par diverses associations et éditeurs et je crois qu'il commence à porter ses fruits.
On peut parler des nombres, des paradoxes, de la géométrie, des codes secrets, des probabilités, de la programmation des ordinateurs, de manière attrayante en s'adressant à un public large. Il n'y a pas besoin d'être surdoué pour aimer les mathématiques, pas plus qu'il n'est nécessaire d'être virtuose ou de posséder l'oreille absolue pour apprécier une guitare soliste ou un orchestre de Jazz. Les mathématiques sont pour tout le monde et il m'apparaît qu'elles devraient être appréciées au moins dans certaines de leur forme par tous.
Je défends une vision culturelle des mathématiques : point n'est besoin de savoir comment on démontre chaque affirmation qu'on connaît (les démonstrations sont souvent plus difficiles que les énoncés) Point n'est besoin d'être érudit et de se souvenir de tout ce qu'on a tenté de nous apprendre pour se réjouir d'une belle figure géométrique ou d'un beau raisonnement.
Je ne crois pas qu'on peut se prétendre cultivé si on ignore qu'il y a une infinité de nombres premiers et qu'Euclide il y a vingt siècles savait en donner une preuve irréfutable qui aujourd'hui encore fait l'admiration de tous. Je crois sincèrement que les mathématiques sont pour tous et qu'il est du devoir des mathématiciens de faire ce qu'il faut pour qu'on connaisse leur discipline qu'ils doivent cesser de garder pour eux.
Les mathématiciens ne sont pas des martiens car chacun de nous est mathématicien d'une façon ou d'une autre. Il faut que les écrivains scientifiques s'appliquent à proposer des textes qui feront que chacun deviendra conscient de son goût pour les mathématiques comme il l'est de son goût pour la musique. ecri par jean-paul_delahaye.